Le véritable changement de mentalité doit attendre la révolution héliocentrique. Dans ce modèle, la Terre n’est qu’une planète parmi d’autres. Copernic lui-même ne tire pas les conséquences de cette idée fondamentale, mais d’aucuns s’en chargent pour lui : si la Terre n’est pas centrale, l’homme non plus ! Un des porte-drapeaux de cette nouvelle génération est Giordano Bruno (1548-1600) : « Dans le cosmos, il doit y avoir une infinité de soleils avec des planètes et la vie autour d’ elles. » ou encore « Il y a d’ innombrables soleils et d’innombrables terres, toutes tournant autour de leur soleil comme le font les sept planètes (Rappelons qu’à l’époque, Uranus et Neptune n’avaient pas encore été découvertes.) de notre système. Nous n’en voyons que les soleils parce qu’ils sont les plus grands et les plus lumineux, mais leurs planètes nous restent invisibles parce qu’elles sont petites et peu lumineuses. Les innombrables mondes de l’univers ne sont pas pires et moins habités que notre Terre. ».
Hélas, Bruno ne s’arrête pas à la pluralité et commence à remettre en cause certains fondements de la foi catholique (transsubstantiation, virginité de Marie, nature divine du Christ, etc.) en poussant les théories atomistes à l’extrême. Pour ces réflexions par trop audacieuses, il est condamné comme hérétique, puis brûlé au Campo dei Fiori de Rome le 17 février 1600. Cependant, cette exécution ne peut arrêter la marche des idées pluralistes, qui se voient même renforcées par les premières observations au télescope. Outre une confirmation de l’héliocentrisme, celles-ci montrent les astres semblables à la Terre : taches solaires et montagnes lunaires ont tôt fait d’abattre les théories de perfection céleste...
La vie ailleurs passe alors du statut d’impossibilité naturelle à celui d’évidence universelle. On imagine alors tous les corps peuplés, y compris le Soleil ! Par extension, les étoiles, soleils lointains, doivent également posséder des planètes et ces autres systèmes solaires ne peuvent qu’accueillir la vie. On y voit même la preuve de la toute-puissance de Dieu, qui n’aurait certainement pas laissé les étoiles seules, sans raison d’être.
Les plus grands scientifiques apportent alors leur soutien à l’idée. Kepler (1571-1630) pense la Lune habitée (une cavité lunaire observée par Galilée serait selon lui une digue dans laquelle les Sélènes creusent des grottes-maisons). L’illustre Allemand publie même un roman de science-fiction en 1634 dans lequel un explorateur découvre la faune et la flore de notre satellite, protégé évidemment par une atmosphère, gage de vie. Il assure toutefois que la Terre abrite les plus merveilleuses des créatures... mais il a un doute « S’il y a des globes dans les cieux semblables à notre Terre, nous battrons-nous avec eux pour savoir qui occupe la meilleure partie de l’Univers ? Car si leurs globes sont plus nobles, nous ne sommes pas les plus nobles des créatures. Alors comment est-il possible que les choses soient faites pour l’homme ? Comment pouvons-nous être les maîtres de l’œuvre de Dieu ? »
Alors que Descartes (1596-1650) reprend les idées atomistes et multiplie les « tourbillons », chacun centré sur un système solaire (figure 1), son protégé Christiaan Huygens (1629- 1695) écrit le Cosmotheoros (qui sera publié en 1698) dans lequel les planètes, mais pas la Lune, sont habitées par des êtres paisibles et savants, en majorité... astronomes. La pluralité devient alors à la mode en littérature : Pascal (1623-1662) penche pour une infinité d’univers, dont plusieurs « terres » habitées, Cyrano de Bergerac (1619-1655) envoie lui aussi ses personnages dans la Lune, tandis que Voltaire (1694-1778) met en scène un habitant de Sirius dans Micromegas...
Les idées de l’époque sont rassemblées et vulgarisées par Bernard le Bouvier de Fontenelle (1657-1757) dans son célèbre Entretiens sur la Pluralité des Mondes publié en 1686 (figure 2) . Dans cet ouvrage, on retrouve une infinité d’étoiles, toutes des soleils possédant des planètes – selon l’auteur, cette pluralité rend l’Univers encore plus magnifique qu’on ne le pensait auparavant. Fontenelle raconte même que les extraterrestres se baladent non loin et pêchent peut-être des humains comme nous les poissons (les enlèvements par des « aliens », avec trois siècles d’avance !). Les arguments en faveur de la vie extraterrestre sont énumérés : similitude de la Terre et des planètes quant aux conditions de vie, impossibilité d’imaginer d’autres usages à ces objets célestes, fécondité de la Nature et nécessité de peupler les autres planètes... Le livre connaît un succès sans égal, et se répand dans toute l’Europe.
Toute opposition n’est toutefois pas morte, et les thèses religieuses ont parfois bien du mal à s’accorder avec la pluralité généralisée. Thomas Paine (1737-1809) écrit ainsi en 1793 que « croire que Dieu a créé une pluralité de mondes au moins aussi nombreux que ce que nous appelons étoiles rend le système de foi chrétien à la fois petit et ridicule. » et « celui qui croit aux deux [pluralité et chrétienté] n’a que peu réfléchi à l’un comme à l’autre. » S’il existe des millions de mondes, alors comment croire que le Messie soit venu précisément sur la Terre pour sauver tous les êtres pensants de la Galaxie ? Ou alors, il passe d’un monde à l’autre « souffrant sans fin une succession de morts entrecoupées de rares intervalles de vie » de manière à sauver chaque peuple de l’Univers à son tour... Cela semble si ridicule qu’une seule conclusion doit s’imposer : la doctrine chrétienne est à abandonner. Ces idées sont peu suivies par les contemporains de Paine, qui prennent toutefois la peine de lui répondre. Timothy Dwight (1752-1817), Thomas Chalmers (1780-1847) et Thomas Dick (1774-1857) réaffirment alors que la pluralité constitue une des bases de la chrétienté, une confirmation de la Gloire de Dieu (on est loin des juges de Bruno !) – on retrouverait d’ailleurs la notion de vie extraterrestre à divers endroits des Ecritures !
Certains nouveaux groupes religieux incorporent même la pluralité directement dans leur foi : mormons, adventistes du 7e jour, swedenborghiens. Mais la question de la portée de l’incarnation christique et de la rédemption associée reste sans réponse, même aujourd’hui, et les débats continuent dans les milieux théologiques, quoique sur un ton moins passionné et surtout plus ouvert qu’au Moyen-Âge.
Le courant majoritaire n’empêche pas plusieurs philosophes allemands du 19e siècle de renoncer également à la pluralité, en faveur de l’anthropocentrisme : G.W.F. Hegel (1770-1831) affirme ainsi que la Terre est la plus excellente des planètes ; L. Feuerbach (1804-1872) assure que la Terre est l’âme et la raison d’être du cosmos ; A. Schopenhauer (1788-1860) accepte la présence d’extraterrestres mais considère l’humanité au pinacle de la création ; G.W. von Leibniz (1646-1716) et d’autres soutiennent ces idées...
Certains rapprochent également les tenants du « principe anthropique » de ce courant centré sur l’homme. Ce principe fut introduit dès 1961 par Robert Dicke (1916-1997), qui assurait que l’âge de l’Univers n’est pas quelconque mais «limité par des critères liés à l’existence de physiciens. » En 1973, l’idée est reprise par Brandon Carter (1942-), qui sépare la chose en deux versions : la faible et la forte. La première peut s’exprimer comme suit : « ce que l’on peut s’attendre à observer doit être restreint par les conditions nécessaires à notre présence en tant qu’observateurs ». Exemple : l’Univers ne peut être trop vieux car il faut que le carbone, brique indispensable à la vie, ait eu le temps d’être formé dans les étoiles et distribué un peu partout ; il ne peut être trop grand sinon il ne resterait plus que des cadavres stellaires inhospitaliers. La seconde version va plus loin encore et affirme que « l’Univers, et donc les paramètres fondamentaux dont il dépend, doivent être tels qu’ils admettent la création d’observateurs en son sein à un certain stade » – en résumé, la vie est donc essentielle au cosmos. Exemple : la constante de gravitation ne peut être ni plus petite, sinon il n’y aurait que des étoiles rouges et froides, ni plus grande, sinon les étoiles bleues et chaudes, tout aussi hostiles à la vie, domineraient le ciel.
Un lien esprit-matière est invoqué et selon John A. Wheeler (1911-2008), l’Univers s’adapte pour rencontrer les besoins de la vie et de l’esprit. Si les « observateurs » ne doivent pas en principe être nécessairement humains, c’est bien dans le cadre de l’humanité que ce principe a été formulé : certains adhérents au principe ne croient d’ailleurs pas en la vie extraterrestre. On peut d’ailleurs rapprocher ces idées de la pensée du biologiste Alfred R. Wallace (1823-1913) qui déclarait au début du 20e siècle « L’objectif final et la raison de ce vaste univers était la production et le développement de l’âme vivante dans le corps périssable de l’Homme. ».
Le principe anthropique, surtout dans sa version forte, est loin de faire l’unanimité. Le grinçant Fred Hoyle (1915-2001) ironise sur le sujet : « ce n’est pas tant l’Univers qui doit être compatible avec nous, que nous qui devons être compatibles avec l’Univers. Le principe anthropique a inversé la donne. » Certains dénoncent un problème important de ce principe : l’impossibilité de le tester, d’en obtenir des prédictions – il ne s’agirait donc peut-être pas d’une théorie, mais d’une profession de foi... D’aucuns insistent dans cette voie et assurent n’y voir qu’une version plus scientifique et sophistiquée de l’argument de « design » en faveur de l’existence d’un dieu...
Certains penseurs préfèrent attaquer la pluralité dans ses postulats de base. Un bon exemple est William Whewell (1794-1866), pluraliste en 1827 devenu anti en 1850. Il s’interroge sur les preuves dont on dispose pour affirmer la pluralité des mondes, et n’en trouve aucune de bien tangible. L’Univers est grand, soit, mais il n’y a à l’époque aucune preuve que les étoiles possèdent des planètes, ni que les étoiles sont véritablement semblables au Soleil (au niveau de la stabilité, des propriétés physiques, etc.). Il réfute l’idée selon laquelle la variabilité d’Algol est due au passage d’un corps opaque (une planète ?) devant l’astre. Même dans notre Système solaire, on n’est pas sûr que les autres planètes soient habitables, ni alors, ni aujourd’hui ! Enfin, Whewell s’oppose également à la doctrine du « Tout doit servir » : on sait alors que la Terre est restée longtemps inhabitée... notre civilisation ne représente donc qu’un « atome de temps », alors pourquoi la Terre ne serait pas qu’un « atome d’espace » dans l’Univers ? Whewell récuse donc l’utilisation de l’analogie à tout va : il exige des preuves concrètes avant de discuter de ce problème – qui selon lui dépend donc plus de la science que de la religion. Précisons aussi que Whewell est le premier à décrire le concept de « zone d’habitabilité » et à reconnaître que la présence de vie n’implique pas nécessairement la présence de vie intelligente. Ses écrits font beaucoup de bruit et sont ardemment débattus, mais ils diminuent finalement peu le soutien général en faveur de la pluralité. On retrouve ainsi tout au long du 19e siècle des déclarations comme « Il faudrait avoir retiré bien peu de fruits de l’étude de l’astronomie pour pouvoir supposer que l’homme soit le seul objet des soins de son Créateur, et pour ne pas voir, dans le vaste et étonnant appareil qui nous entoure, des séjours destinés à d’autres races d’êtres vivants. » (François Arago, 1786-1853) ou « La vie se développe sans fin dans l’espace et dans le temps. Elle est universelle et éternelle. Elle remplit l’infini de ses accords, et elle règnera à travers les siècles, durant l’interminable éternité » (Camille Flammarion, 1842-1925).