Débats antiques et religieux

Auteur: Yaël Nazé

L'Autre

Une des plus grandes questions philosophiques tourmentant l’homme depuis des siècles est celle de l’« autre ». Sommes-nous uniques, création esseulée dans l’Univers, ou faisons-nous partie d’une grande communauté cosmique aux mondes innombrables ? La recherche de vie « ailleurs » s’est d’abord limitée à notre planète, les grandes expéditions rapportant la présence de nombreuses « races » aux traits étranges. Toutefois, la problématique ne se limite pas à la seule Terre ; les hommes se sont très tôt interrogés sur la présence de vie au-delà de notre atmosphère... et ce avec des fortunes diverses.

L’idée de pluralité des mondes est aussi ancienne que l’humanité. Elle faisait partie intégrante des mythes et cosmogonies anciens car toutes les tribus primitives peuplèrent le ciel... Il ne s’agit toutefois pas d’un peuple céleste de nature humaine, mais plutôt d’une cohorte divine : le firmament est donc habité, quelle que soit la culture – l’idée actuelle de vie extraterrestre s’éloigne toutefois beaucoup de ces conceptions initiales.


Débats antiques:les atomistes

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Epicure
Crédit : S. Cnudde

La Grèce antique

Comme toujours, c’est la Grèce qui accueille les premiers débats « modernes » sur la pluralité des mondes. La problématique n’est alors pas discutée pour elle-même, mais s’insère dans le contexte plus global d’un courant philosophique complet.

Ainsi, les atomistes considéraient la matière composée d’éléments indivisibles, les « atomes ». Pour eux, c’était bien sûr le cas de la Terre, mais aussi du reste de l’Univers. De plus, notre monde a été créé par la collision fortuite d’atomes – un processus naturel qui peut évidemment se reproduire ailleurs : les mondes sont donc en nombre infini, à l’instar des atomes. Plusieurs philosophes antiques approuvent ces idées pluralistes. Pour Xénophane de Colophon (570-480 av. J.-C.), la Lune est sans doute habitée et il doit exister d’autres terres ; Démocrite (465-365 av. J.-C.) enseigne que la Lune présente des montagnes et des vallées, tout comme la Terre, et qu’il existe d’autres mondes créés par des agglomérats d’atomes ; Épicure (341-270 av. J.-C.) approuve ses prédécesseurs atomistes en assurant : « Il y a une infinité de mondes similaires ou différents du nôtre... Nous devons croire que dans tous ces mondes, il existe des créatures vivantes, des plantes et toutes choses que nous trouvons en ce monde. » Son disciple Métrodore le soutient en déclarant qu’« il est aussi absurde de concevoir un champ de blé avec une seule tige qu’un monde unique dans le vaste Univers. ».

Même Lucrèce (98-55 av. J.- C.) rejoint les adeptes de la pluralité en des termes très modernes : « Dès lors, on ne saurait soutenir pour nullement vraisemblable, quand de toutes parts s’ouvre l’espace libre et sans limites, quand des semences innombrables en nombre, infinies au total, voltigent de mille manières, animées d’un mouvement éternel, que seuls notre Terre et notre ciel aient été créés, et qu’au delà restent inactifs tous ces innombrables corps premiers. Et ce d’autant plus que ce monde est l’œuvre de la nature. [...] Aussi, je le répète encore, il te faut avouer qu’il existe ailleurs d’autres groupes de matière analogues à ce qu’est notre monde que, dans un étreinte jalouse, l’éther tient enlacé. Du reste, quand la matière est prête en abondance, quand le lieu est à portée, que nulle chose, nulle raison ne s’y oppose, il est évident que les choses doivent prendre forme et arriver à leur terme. Et si maintenant les éléments sont en telle quantité que toute la vie des êtres vivants ne suffirait pas pour les dénombrer ; si la même force, la même nature subsistent pour pouvoir rassembler en tous lieux ces éléments dans le même ordre qu’ils ont été rassemblés sur notre monde, il te faut avouer qu’il y a dans d’autres régions de l’espace d’autres terres que la nôtre et des races d’hommes différentes et d’autres espèces sauvages. »


Débats antiques : les opposants

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Aristote
Crédit : S. Cnudde

La philosophie atomiste n’est cependant pas le seul courant philosophique de l’Antiquité, et certains sont bien plus sceptiques sur la question. Parmi les chefs de file des opposants, on compte Aristote (384-322 av. J.-C.). Dans ses théories, il considère quatre éléments, qui ont chacun leur place naturelle : la terre, plus lourde, se trouve au centre, suivie de l’eau, l’air et le feu, par ordre d’éloignement. Si l’un d’eux est écarté de sa position, il tend à y revenir : ainsi, les rochers coulent et les flammes montent. Imaginons qu’il existe une seconde Terre, un autre monde : les éléments seraient perturbés et ne sauraient vers quoi se diriger – il n’y aurait plus de « place naturelle » mais bien deux centres attractifs ! Il ne peut donc y avoir qu’un monde. De plus, Aristote pense que les quatre éléments sont confinés sur la Terre corruptible, car les cieux, parfaits, sont eux composés d’un mystérieux cinquième élément... Il semble donc absurde d’imaginer les astres habités.


Questionnement chrétien

Thomas d'Aquin
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Crédit : C. Crivelli

Au début de notre ère, la philosophie d’Aristote domine les réflexions savantes, et il faut attendre la fin du Moyen-Âge pour voir apparaître de nouveaux débats. Le problème principal est que le monde occidental, désormais chrétien, assure l’existence d’un Dieu omnipotent, incompatible avec certaines idées du philosophe grec. En effet, si Dieu avait envie de créer un deuxième monde, ce ne sont certes pas les théories d’Aristote qui l’en empêcheraient... ou alors les pouvoirs divins sont limités – une hérésie ! D’aucuns tentent de pallier cette contradiction. Ainsi, Thomas d’Aquin (1225-1274) assure qu’il n’y a aucun problème d’omnipotence dans cette question de pluralité des mondes, car la perfection peut justement se trouver dans l’Unicité de la création ! Roger Bacon (1214-1294) et d’autres assurent que, pour avoir plusieurs mondes et aucun problème de « place naturelle », il faudrait qu’un vide existe entre ces mondes, ce qui est impossible dans la philosophie d’Aristote : notre monde est donc bien unique.

Pourtant, les critiques se font de plus en plus nombreuses, avec comme antienne « Dieu n’est pas soumis aux lois d’Aristote ». En 1277, Etienne Tempier (?-1279), évêque de Paris, condamne ainsi 219 exécrables erreurs à caractère scientifique, en y incluant notamment le fait que la Cause Première ne peut créer plusieurs mondes. Jean Buridan (1300- 1358) assure quant à lui que Dieu est capable de créer un deuxième monde et de s’arranger pour que les éléments respectent les lois d’Aristote dans ce monde-là aussi ! Pour Guillaume d’Ockham (1280-1347), celui du fameux rasoir, la pluralité des mondes est une évidence, voire une nécessité – dans chaque monde, les éléments retournent à leur place, sans même le besoin d’une intervention divine. Nicole Oresme (1325-1382), évêque de Lisieux, poursuit en affirmant que, si les corps lourds restent au milieu des légers, il n’y a aucun problème. Le cardinal Nicolas de Cuse (1401-1464) va même plus loin : pour lui, l’Univers est ouvert, et la Terre n’y occupe aucune place privilégiée ; de plus, la création divine peut s’exprimer partout – tout corps étant formé des mêmes éléments. Les adeptes de la pluralité restent cependant minoritaires, et la plupart des penseurs de l’époque résolvent le problème à la manière de Thomas d’Aquin : oui, Dieu pourrait créer un autre monde mais en pratique, il n’en a fait qu’un.